Nous sommes dans l'Ohio, le 2 novembre 1999, au Centre des femmes du Comté de Broome. Luther Dunphy assassine Augustus Voorhees, le médecin en chef. Un tragique fait qui n'aurait garni que la colonne des faits divers si la société ne s'était enflammée autour d' un débat sur l'avortement.
D'adolescent frondeur et buveur, Luther Dunphy est devenu un adulte sans histoire, meurtri par la mort de son plus jeune enfant - dont il est en partie responsable. Membre de l'Armée de Dieu, il se fait le porte-parole des sans-défense au nom de la Loi Sacrée. Pour lui, il est sacrilège de mettre fin à une grossesse et il considère juste d'intervenir, suivant la Voix de Dieu.
En miroir, il y a Gus Voorhees pour qui "il ne peut y avoir de démocratie quand un sexe est enchaîné à son 'destin biologique'", chaque femme a le droit à la possession de son corps. Farouche opposant à la peine de mort, il est le défenseur de toutes les libertés et il n'y a pour lui d'unique paradis qu'humain, fait d'amour et de patience. Sa mort déchaîne les passions, leur communauté respective les érigeant chacun en martyr.
Joyce Carol Oates signe, à nouveau, un roman magistral. Non son "livre le plus important" selon le Washington Post parce qu'ils le sont tous à mes yeux, tous remarquables.
Celui-ci est un roman choral ample qui interroge nos convictions, pointe la violence commune et tragique qui accompagne notre quotidien. Comment négocions-nous avec elle ? que faisons-nous de nos démons enfouis, ces fêlures qui sont souvent des grains de sable qui enrayent la marche de nos vies ?
Les thèmes sont variés et chers à l'auteure : il y a la famille et ce que nous sommes prêts à lui sacrifier, nos héritages involontaires, passifs; il y a la liberté de la femme d'être qui elle veut être; il y a la religion et ses extrêmes; il a la politique et ses manipulations; la presse et sa poudre aux yeux; il y a notre humanité aux prises avec ses failles. Un monde où personne ne peut véritablement s'ériger en héros puisque, même si la cause est noble, les raisons de l'engagement peuvent demeurer opaques.
Dès les premiers mots, nous sommes emportés. J.C. Oates a le sens du rythme, un véritable talent de conteuse, une imagination extraordinaire et un sens de l'évocation magistral - je citerai la scène d'injection létale, maladroite et cruelle, ainsi que les combats de boxe féminine décrits comme si nous y étions - un sport dont l'auteure est férue.
Un roman interpellant et marquant qui nous dit que même si ce que nous pouvons faire semble peu, il faut le faire, composer avec les impondérables de nos vies, surtout garder foi en soi.
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