Bernardine Evaristo, c'est une plume originale qui oublie les majuscules et envoie valdinguer la ponctuation, une plume qui mêle l'oralité à la prose. Elle s'échappe des carcans et ose tout, toujours avec humour.
"Mr Loverman" fait écho à "Fille, femme, autre", paru chez le même éditeur en 2020, en ceci que nous y retrouvons les thèmes chers à l'auteure, à savoir le racisme ordinaire, le poids des différences dans la construction de soi, l'amour sous ses diverses formes - voir l'article : https://www.profession-spectacle.com/fille-femme-autre-de-bernardine-evaristo-terre-plurielle/
Mr Loverman s'appelle Barrington Jedidiah Walker, alias Barry, la septantaine entamée, caribéen exilé à Londres, fan de Shakespeare qu'il cite sans arrêt, investisseur immobilier, dandy et noceur invétéré.
"Personne ne peut rester longtemps déprimé en ma présence. Ouiii. Je suis le Grand Facilitateur de la Bonne Humeur. Je suis le Valium humain."
En cette année 2010, Barry est clairement arrivé à un carrefour de sa vie, sans doute la dernière occasion à saisir pour être véritablement heureux. Alors, il se raconte, une manière de faire le point. À septante-quatre ans, il reste play-boy en dépit du fait qu'il ressemble plus à un Denzel Washington vieillissant qu'à un Sidney Poitier comme ce fut le cas dans sa jeunesse. Qu'à cela ne tienne ! Il est toujours tiré à quatre épingles et son art de la conversation demeure vif et savoureux.
Barry est marié depuis cinquante ans - un sacré bail ! - à Carmelita, une "douce fille" devenue un coeur dur et froid.
"Quand ai-je fait rire cette femme pour la dernière fois ? Dans quelle décennie ? Quel siècle ? Quel millénaire ?"
Ensemble, ils ont deux filles : Donna, l'aînée, revêche comme un caporal-chef, élève son fils seule; Maxine qui, à quarante ans, reste une éternelle gamine, un électron libre aux idées loufoques.
Et puis, il y a Morris, dans sa vie depuis leur prime adolescence survoltée. Peu de temps amis, de longues années amants, sans se donner le droit d'être complètement eux-mêmes.
"Carmel... Carmel, chérie, tu sais quoi ? Tu veux que je te dise ? Tu as raison. Parfaitement. Dieu m'a déjà maudit. T'en fais pas, j'ai été précipité dans les Flammes éternelles il y a longtemps. Dieu m'a maudit le jour où j'ai décidé de conclure cet infernal prétendu mariage au lieu de suivre mon organe amoureux de Morris, mon impétueux, pompant, palpitant organe, représentant incontrôlable, irrépressible, volatil d'un coeur amoureux des hommes."
Dans un Londres interculturel et avant-gardiste, le temps est peut-être venu de faire son coming out ?
"À la pensée de ce que je m'apprête à faire, j'ai l'impression que je suis en train de grimper le Kilimandjaro sans vêtements, ni crampons, ni corde, ni piquet, ni fusée de détresse."
Bernardine Evaristo a l'art d'aborder des thèmes choc avec une certaine légèreté et un humour imparable. Elle nous parle
de ce qu'est être parent
"(...) nous, les adultes, nous pouvons être des imbéciles incohérents. Nous merdons. Et tout ce que nous essayons de faire c'est vous empêcher de merder aussi."
du mariage et à quel point il peut être singulier et solitaire, véritable piège
"Divorce : un mot qui sonne si malveillant - mais un concept si attirant. Mariage : un mot si doux et séduisant - une réalité si détestable."
du vieillissement
"Il a raison : la vérité indéniable, c'est que ce n'est pas facile d'approcher sa huitième décennie. On revoit avec nostalgie l'époque où, quand on pissait, la force du jet pouvait déplacer les briques d'un mur, à deux mètres de distance / On se rappelle l'époque où le corps bougeait aussi vite que l'esprit, où les jambes ne semblaient pas être pleines de ciment quand on avait envie de courir / Où on avait des cheveux sur le crâne / Maintenant, quand on a des brûlures d'estomac, on croit qu'on a une crise cardiaque / La ligne d'arrivée se rapproche / À moins d'une chance extraordinaire, le marathon, c'est fini."
des croyances figées et passéistes dont elle secoue le cocotier, ces arguments inventés il y a trois mille cinq cents ans
"Si Melissa est une de ces lesbiennes, ajoute-t-elle, c'est une abomination. N'est-il pas écrit dans l'épître aux Romains que, si un homme couche avec un homme comme avec une femme, il sera certainement mis à mort ? Même chose avec les femmes, et là-dessus même le grand et puissant pape là-bas au Vatican est d'accord avec moi." (...) / "Dieu a dit aussi que manger des crustacés comme les crevettes et les crabes est une abomination. Et dans le Lévitique il y a ces absurdités interdisant de porter des vêtements faits de tissus mixtes, affirmant que si tu maudis tes parents tu seras mis à mort, et que l'esclavage est une bonne chose (...) Nous n'acceptons pas de tels bla-bla, n'est-ce pas ? N'est-ce pas délirant de fonder nos opinions sur des arguments inventés il y a trois mille cinq cents ans ? (...) Qui s'intéresse à ce qu'est ou n'est pas Melissa ? C'est son problème. D'après saint Marc, nous sommes tenus d'aimer notre prochain comme l'a fait le Christ, inconditionnellement et sans discrimination. Ma boussole morale se fonde sur diverses croyances spirituelles fusionnées avec les valeurs fondamentales de l'enseignement du Christ, du moins les passages qui me paraissent sensés."
"Mr Loverman" est une ode joyeuse à la liberté, à toutes les libertés, principalement celle de s'assumer tel que l'on est parce que se dissimuler revient à gâcher sa vie. À craindre le regard des autres, à dorloter leurs susceptibilités, fatalement on se perd soi. "Mr Loverman" est également une ode à l'amour, celui plein et entier qui est fait de complicité et dure. Trouver son âme soeur est possible...
"Quand quelqu'un vous réclame sa liberté, il faut la lui donner; autrement vous devenez son geôlier."
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