Pléthore de biographes se sont essayés à éclairer les ombres de la vie d'Emily Dickinson. Elle reste cependant une énigme.
L'approche de Dominique Fortier est originale et séduisante. Elle ne s'inquiète pas d'une chronologie exhaustive des événements mais elle puise dans la personnalité de la poétesse pour nous livrer une succession d'instantanés qui en dessinent le portrait.
Nous apprenons qu'Emily Dickinson était une gamine joyeuse et espiègle qui n'a jamais appris à lire l'heure. Qu'est le temps en comparaison aux beautés de la nature qu'elle contemple et scrute avec gourmandise ? Elle a d'ailleurs créé une serre où elle cultivait les plantes rares et réalisé un herbier répertoriant pas moins de quatre cent vingt-quatre spécimens de fleurs et de plantes - il est conservé à la Houghton Library de l'Université Harvard et consultable en copie numérisée. Cette nature aux infinies richesses et les livres suffisent à sa vie. Elle aimait particulièrement Emerson, Thoreau, Browning et les soeurs Brontë.
"Dans sa chambre il y a un lit, une commode, une table et une chaise, et partout des piles de livres. Dans les livres il y a tous les pays du monde, les étoiles du ciel, les fleurs, les arbres, les oiseaux, les araignées et les champignons. Des foisonnements réels et inventés. Dans les livres il y a d'autres livres, comme dans un palais des glaces où chaque miroir en réfléchit un second, chaque fois plus petit, jusqu'à ce que les hommes ne soient pas plus grands que des fourmis.
Chaque livre en contient cent. Ce sont des portes qui s'ouvrent et ne se referment jamais. Emily vit au milieu de cent mille courants d'air."
Elle détestait les voyages, satisfaite des horizons qu'elle trouvait dans ses lectures et puisait dans son imagination. Elle ne s'habillait que de blanc, pureté, simplicité ou effacement ? Peu à peu, elle s'est isolée de ses semblables, s'est retranchée dans sa chambre. En raison d'un amour malheureux ou d'un penchant naturel pour la solitude et le silence ?
"Le monde. Le monde est petit comme une orange. Il est incroyablement compliqué et d'une absolue simplicité. Le monde peut être remplacé, recréé, anéanti par les mots. Il existe de l'autre côté de la fenêtre, ce qui est une autre façon de dire qu'il n'existe pas. Ce qui existe : la flamme de la bougie, le chien à ses pieds, les draps de coton, les fleurs de jasmin aplaties entre les pages des dictionnaires, qui dorment entre le mot jardin et le mot journée, les braises dans l'âtre, les poèmes qui palpitent dans les tiroirs. Le monde est noir et la chambre est blanche. Ce sont les poèmes qui l'éclairent."
Qu'attendait-elle, cette fine observatrice qui voyait sous la surface des choses, qui n'a pas eu l'espoir d'accueillir Dieu dans son coeur ?
"Ce qui est surhumain, n'est-ce pas le cirque de la vie ordinaire avec son cortèges de futilités et d'obligations ?"
L'auteure interroge notre rapport à l'autre et aux lieux que nous habitons, ceux où nous passons, ces lieux qui restent de papier parce que nous ignorons ce qu'ils cachent, ces endroits qui ne seront jamais des foyers. Le foyer d'Emily Dickinson étaient ses mots, nés de son "crâne, cette autre chambre secrète", qu'elle notait sur des bouts de papiers, des emballages en carton, au gré de ses inspirations. Une petite poignée seulement de ses poèmes sera publiée de son vivant - elle s'y refusait, timide de son talent -, la gloire sera posthume. Certains juges du bon goût de son époque lui reprochaient sa poésie sans rimes - qu'est-ce donc que cela ?! -, le sens obscur et le ton si particulier qui résiste à la traduction.
L'hommage rendu par Dominique Fortier est délicat et insolite, s'appuyant sur les sentiments et les sensations plus que sur les faits, sur l'âme plus que sur l'intellect. La lecture n'en est que plus plaisante.
"Quand je lis un livre qui me glace le corps à un point tel que nul feu ne saura jamais me réchauffer, je reconnais la poésie (...) Si j'ai l'impression qu'on m'arrache le crâne, je reconnais la poésie. Ce sont les deux seuls moyens que je connais. Y en a-t-il d'autres ?"
Incandescente Emily...
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