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Photo du rédacteurStéphanie Loré

"Les fils conducteurs" Guillaume Poix, Folio




Ce roman, paru en 2017 aux Editions Verticales, n'avait pas attiré mon attention. Je l'ai lu aujourd'hui parce qu'il est dans la sélection du prix des Libraires-Télérama dont je suis membre du jury et c'est heureux ! "Les fils conducteurs" est le premier roman de Guillaume Poix et il est mémorable.

Il nous emmène au Ghana, au lieu-dit Agbogbloshie, une immense décharge d'objets électroniques située à Accra, le cimetière de toutes les merdes du monde. Nous y faisons la connaissance de Jacob et de sa mère Ama, contraints de quitter leur demeure à la suite du décès de leur père et mari, arrivés là dans la jungle des laissés-pour-compte pour y trouver de quoi survivre. L'accueil n'est pas chaleureux, il faut montrer les crocs. Du haut de ses onze ans, Jacob comprend vite les difficultés rencontrées par sa mère pour grappiller quelques cédis (la monnaie locale) et décide de travailler comme ferrailleur à la décharge. C'est dans cet immonde fatras qu'il rencontre Isaac et Moïse qui vont l'initier aux codes de ce que ses familiers appellent communément la "Bosse". Ils ont treize ans, n'ont peur de rien et sont tous deux malades, à force de respirer les diverses pollutions, à force de vendre leur corps. L'amitié naît vite entre fouilles quotidiennes et jeux d'enfant.

Nous suivons aussi Thomas, photographe franco-suisse, qui projette un reportage sur la décharge pour avertir du désastre écologique tout comme des filières illégales de recyclage. Le voyage n'est pas sans risque, aucun blanc n'étant admis à y mettre le pied. La rencontre sera étonnante, bouleversante et ses photos lui apporteront la renommée.


Un beau roman qui met en avant les rapports entre l'Afrique et l'Occident et qui dénonce le consumérisme outrageux jusqu'à l'écoeurement. S'il est sombre, il est cependant traversé de lumière et de poésie, le style de l'auteur y contribue largement. Il a inventé pour la faune de la décharge un idiome étrange, fleuri et métissé, assez beckettien qui vient poser là sa touche d'humour. Sa plume est lyrique sans lourdeur, colorée, au vocabulaire riche et nous peint des tableaux époustouflants. Nous ne lisons pas la "Bosse", nous y sommes.


"La cité mord les eaux de l'Atlantique, lesquelles mordent justement les orteils de Jacob, encore tout ému d'avoir migré si près de l'océan, d'avoir troqué les collines pour ce vaste monstre balnéaire auquel il va falloir s'habituer. Ce sont en fait les clapotis du Korle Lagoon qui lui chatouillent les doigts de pied, juste avant qu'ils ne rejoignent les remous plus tempétueux du large. On est venu se délasser, ce soir; s'isoler, aussi. Assis sur la côte terreuse de la lagune, le cul s'enfonçant imperceptiblement, Jacob regarde l'eau suave qui baigne ses talons. Il les sent s'engloutir et disparaître dans la vase, lèpre moelleuse qui grappille ses membres, dévore ses souches - il s'enclume." p.21


Il y a dans ce roman l'obsolescence programmée de tout, objets comme humains; il y a l'innocence de l'enfance irrémédiablement liée à une lucidité imposée par les conditions de vie; il y a la réalité dure, sans fard, au-delà de la désespérance; il y a les fossés et les profondes inégalités - des enfants meurent absurdement, une photo les représentant devient célèbre... "Faut garder la foi"...


"Les mots enfouissent parfois les choses et les éloignent de vous, surtout quand ils désignent des territoires inconnus. Alors pourquoi ne pas sauter le pas quand par-dessus tout, ce qu'on souhaite, c'est changer de condition, chose que ces mots nouveaux et curieux promettent d'exaucer ?" p.180

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