Dans une ville non nommée, donc ici et là peu importe, le Tram 14 fait un dernier voyage, en cette veille de Noël, avant de rentrer au terminus. Seul passager tout d'abord, un bébé étrangement calme qui regarde les lumières défiler, un enfant aux mains parfaites, aux paumes rosées en joli contraste avec la peau noire, au parfum d'orange. Puis monte un couple, "elle, noire, jeune fille déjà vieille de voyages, d'abus et d'aventures; lui, blanc, déjà âgé, avec ses cheveux teints et coiffés comme un jeune, tout gonflé de liquides, une toux de fumeur, et un cabas à la main." Une femme qui satisfait ceux qui cherchent compagnie au coeur de la nuit en échange d'un repas, un homme "incapable de renoncer à la fiction de l'amour", à qui l'unique contact d'une main suffirait pour toujours. Viennent, à l'arrêt suivant, un vendeur ambulant de parapluies, vieux et abîmé, et un domestique originaire des Philippines, humilié d'avoir perdu son identité jusqu'à son prénom mais fier du bel uniforme blanc qu'il porte. Encore William, un adolescent d'origine africaine, qui vit au-delà du terminus, là où les sentiers sont à peine ébauchés, s'épuisant en durs travaux pour gagner de quoi manger. Tous sont émerveillés, timides et révérents devant l'enfant si parfait, "les yeux fermés, abandonné au sommeil le front paisible, les oreilles minuscules travaillées dans de la pâte d'amande, le menton poli au papier de verre, le nez minuscule pour des respirations semblables à d'imperceptibles souffles de vent, les bras robustes de bien-être qui se terminaient par de petits poings fermés, avec leurs fossettes de chair toute neuve, croquante comme si elle sortait du four, parfumée à l'orange. Ses pieds dépassaient de la couverture, tellement bien dessinés et propres qu'ils semblaient sculptés dans le marbre des églises. Un léger frémissement de sommeil le traversait de temps à autre."
"Ils se sentaient associés à l'évidente sainteté de ce nouveau-né abandonné dans un tram en forme de grotte, témoins improvisés et fortuits de cette énième Naissance qui, une fois encore, annonçait des béatitudes pour les derniers et les plus pauvres parce que le royaume des cieux leur appartient." Le miracle auquel tous sont prêts à croire s'évapore quand une infirmière, montée à bord, ayant surpris leur semblant de crèche autour de l'enfant, leur dévoile les véritables raisons de la présence de celui-ci dans le tram. Un retour à la réalité assez dur pour qui a besoin d'espoir - "Une histoire sans miracles et sans sainteté que celle de l'enfant trouvé qui allait tous les arracher à l'extase de la fausse crèche-tramway et les convaincre une fois pour toutes que Dieu est éternellement en cavale, qu'il n'y a pas de promesse de rachat à part les illusions qui nous aident à aller de l'avant, le mensonge qui nous divertit et nous condamne à accepter notre condition."
"Le tram de Noël" est une fable qui nous parle de solitude, de pauvreté, d'immigration, de tolérance et de solidarité dans un monde qui a urgemment besoin d'humanité. C'est un conte beau autant que cruel qui dit le mal causé par l'indifférence, celle-là même qui nous vêt d'invisibilité, et par l'injustice des hommes. Giosuè Calaciura affirme le caractère essentiel de la magie et de l'émerveillement dans notre quotidien parce qu'ils nous sauvent de la folie de trop de lucidité.
" (...) il imaginait d'autres lieux plus disponibles et moins féroces. Il devait y avoir une ville pour mettre fin à sa fuite, il devait y avoir un endroit où redresser les meilleures années de sa vie."
Inventons ces lieux !
Je salue ici la magnifique traduction de Lise Chapuis et les belles illustrations de Gérard DuBois.
C'est le deuxième livre de l'auteur que je lis et je suis tombée tellement en amour que je vais me précipiter sur ses autres romans - "Passes noires", "Urbi et Orbi", "Malacarne", "Conte du bidonville".