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Photo du rédacteurStéphanie Loré

"Le syndrome du canal carpien" John Boyne - Lattès


Voilà un roman drôle du début à la fin, drôle et intelligent. L'humour y est fin et piquant, les joutes oratoires savoureuses et hilarantes. Et l'humour est un très bon moyen de faire passer un message. John Boyne nous démontre ce qu'ont de nocif l'usage excessif, débilitant du smartphone, et celui, concomitant, vide de sens, des réseaux dits sociaux.

L'histoire se déroule sur cinq jours, cinq petits jours suffisants pour défaire des réputations et, au départ d'un tweet, ravager la vie de la famille Cleverley.

Commençons par le patriarche, cause involontaire du cataclysme, George Cleverley, soixante ans, journaliste de renom à la BBC.


"Il allait à des manifestations pour protester contre tout ce qui semblait répréhensible, même vaguement, et écrivait des éditoriaux dans les journaux où il critiquait autant les présidents américains que les dictateurs africains et les despotes russes. Il nomma son fils aîné Nelson, d'après Nelson Mandela, ajoutant Fidel comme second prénom. Dans son talk show hebdomadaire, l'une des émissions les plus populaires de la télévision britannique, il mettait un point d'honneur à s'assurer que la parité était respectée chez ses invités, et quand des actrices figuraient dans la programmation, il ne faisait jamais référence à leur corps ou leur vie sexuelle, préférant se concentrer sur leur talent et leurs engagements combatifs. Il se considérait comme conservateur dans le domaine fiscal mais socialement libéral, était un fervent opposant aux combats d'animaux et avait été deux fois invité à passer le weekend chez Charles et Diana à Highgrove. Politiquement, il était tenu en grande estime par la gauche autant que par la droite qui le considéraient comme un journaliste juste et pondéré. Bien qu'il ne parlât jamais publiquement de ses penchants politiques, il votait toujours pour la personne, pas pour le parti (...) Il parrainait dix-huit chèvres en Somalie et avait participé à sept marches des Fiertés dans la capitale, en agitant vigoureusement le drapeau arc-en-ciel."


Il est marié à Beverley qui, canon dans sa jeunesse, vit mal que hommes comme femmes se retournent nettement moins à son passage. Elle est également dépitée de ne pas encore avoir reçu le Booker Prize pour ses romans sentimentaux, romans qu'elle n'écrit plus depuis longtemps déléguant le travail à des copywriters auxquels elle livre un canevas minimal. Elle semble ignorer le sens de l'adjectif "populaire"...


"Il faut que je vous dise. Je suis une personne incroyablement créative. Je l'ai toujours été. L'inspiration me coule dans les veines. Et j'adore totalement la littérature. Je lis six ou sept livres par an, incroyable, non, ce qui est probablement la raison pour laquelle je suis l'une des autrices les plus populaires du pays. Mais voyez-vous, avec mes responsabilités familiales et mes obligations caritatives, je n'ai simplement pas le temps d'écrire mes livres moi-même."


"Eh bien, un roman doit avoir des phrases intéressantes qui se combinent pour former des paragraphes fascinants. Je crois fermement au concept de chapitre - c'est crucial. Et à l'orthographe. Je veux dire, si une autrice ne connaît pas l'orthographe, elle n'a rien à faire dans le métier. Et les personnages sont très importants pour moi. Cela paraît simpliste de dire qu'ils devraient être clairement répartis entre ceux qu'on pourrait appeler "les gentils" et "les méchants", mais l'art doit imiter la vie et dans la vie, je trouve que ce sont les catégories qui englobent la plupart des gens."


Leur union fut merveilleuse, aujourd'hui socle de leur existence et, si les sentiments sont toujours là, certes moins vifs, ils n'éprouvent nulle gêne à se tromper l'un l'autre. Après tout, ce ne sont que batifolages !

Ils ont trois enfants ensemble, trois êtres singuliers et névrosés.


À vingt-deux ans, Nelson est l'aîné. Il est si angoissé dans ses interactions avec les autres que, pour être plus assuré, il revêt des uniformes. Il enseigne dans l'école où il était inscrit gamin et a pour collègue celui dont il était le souffre-douleur, Martin Rice qu'il évite le plus possible. Ses meilleurs amis sont sa soeur et son frère, sa mère aussi. Il est continuellement en thérapie pour apprendre à gérer les situations sociales et la confrontation.


Sa soeur Elizabeth a dix-neuf ans, un diplôme de sociologie en poche et est peu motivée à trouver un emploi. Son rêve est d'être influenceuse, elle a son smartphone comme greffé à la main. En être séparée ne serait-ce qu'une heure lui provoque des tremblements, comme quelqu'un en sevrage. Elle est en couple avec Wilkes Maguire, attirée par son obsession pour les réseaux sociaux. Il a fondé "Du lard pour les crevards" et passe ses soirées à fouiller les bennes à ordures des supermarchés pour redistribuer le fruit de ses efforts aux sans-abris, sans oublier de documenter le moindre de ses actes charitables sur les réseaux. Il a une foi irréductible en sa supériorité morale, milite sur tous les fronts, ne se lave qu'épisodiquement - c'est meilleur pour la planète, et puis l'humain possède un système d'auto-nettoyage (sic)- et a des idées par trop décalées.

"L'énoncé "je t'aime", prétendait-il, mettait trop l'accent sur ses sentiments, ce qui ne faisait que contribuer au patriarcat, tandis que "je t'apprécie" reconnaissait les qualités spéciales de sa partenaire."

Elizabeth a créé un faux compte Twitter où elle déverse son venin sur les militants écologistes (Wilkes), les mères célibataires, les mauvais écrivains (sa mère), les fans d'Ariana Grande, etc. Sa cible favorite est son propre père dont elle provoquera la chute, entraînant la sienne.


Le benjamin Achille, bientôt dix-huit ans, belle gueule, s'amuse à manipuler des messieurs en mal d'aventure, non pour le sexe mais pour l'argent.

"S'il continuait ainsi, il pensait pouvoir gagner assez d'argent en dix ans pour vivre confortablement jusqu'à la fin de ses jours sans avoir à travailler."


Le petit monde de chacun va peu à peu s'effondrer quand des messages anodinss postés sur les réseaux vont se transformer en attaques et devenir viraux.

"(...) les intentions sont désormais sans importance. Les réseaux sociaux ont changé tout ça."


John Boyne se régale à titiller les wokesters et les PROUT - les Professionnels de la répression de l'Outrage sur Twitter -, chacun s'érigeant en juge du comportement des autres, poussant parfois jusqu'au véritable lynchage. L'auteur s'interroge : peut-on être vertueux sans l'afficher ? peut-on faire preuve de bonté sans avoir besoin que tous le sachent ?

L'usage excessif, par là-même nocif, du smartphone et de ses applications bouffe le temps, sape les relations - non, vos 5843 followers ne sont pas des amis ! Pour certains, la réussite de leur vie dépend du nombre d'inconnus prêts à lire les menus détails de leur journée. Pathétique sans aucun doute. Ou stigmate d'un profond sentiment de solitude...

Que cherchons-nous, à nous mirer dans le miroir des autres ? Le débat n'est pas près d'être clos et le roman de John Boyne risque de faire grincer des dents. Mais après tout, pour paraphraser Kingsley Amis, si vous ne dérangez pas, ça ne vaut pas la peine d'écrire - et cela aussi se discute, je vous l'accorde.

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