1953. Au sud-est des Pays-Bas, dans la partie la plus reculée, Saint Joseph des Anges est une institution tenue par des moines franciscains. Ils n'appartiennent plus au monde extérieur, n'ont pas de vêtements personnels, humblement engoncés dans une bure rugueuse qui écorche la peau tel un sac de jute. Ils vivent selon les trois grands principes de leur guide, Saint François d'Assise : pauvreté, obéissance, chasteté.
"Je ne m'appelle pas Bonaventura. Mon nom véritable doit s'être égaré dans le néant et le vide de l'impersonnel, car nous sommes ramenés au néant, exclusivement consacrés à Dieu, c'est-à-dire à l'impersonnel." Eldert Haman est entré à Saint Joseph en qualité de professeur d'allemand pour les pensionnaires de l'institution, des garçons entre douze et dix-sept ans. Petit à petit, il s'est laissé dépouiller de tout : son vélo, son passeport, son salaire, son stylo, la montre de son grand-père. A vingt-six ans, comme anesthésié, n'ayant jusque là pas vraiment pris sa vie en mains, il se retrouve postulant à la vie religieuse, il se laisse emmurer, condamné à perpétuité. La discipline et l'ordre se sont durcis il y a de cela deux ans, à l'arrivée de frère Mansuetus venu "moderniser" l'enseignement. C'est un colosse aux pieds légers, une montagne qui domine tout qu'il soit assis ou debout; il ne parle pas, il éructe et grogne, ce qui lui vaut le délicat surnom de "frère sanglier". Il instaure un climat de terreur, sanctionne le moindre écart de conduite, prive de sortie, humilie et donne des coups qui sont de véritables dérouillées.
"Il nous a engueulés, agonis de reproches, ce qu'il n'allait d'ailleurs jamais cesser de faire, comme si notre paisible monastère était un camp de prisonniers de guerre allemand, russe ou japonais sur lequel commençaient à transpirer des informations faisant état des horreurs qui y étaient perpétrées, et où, bien sûr, il devait se passer des choses encore infiniment plus terribles. Ou comme si nous étions à ses yeux des criminels."
Tout, là, tient d'une maison de correction et n'est en aucune façon le royaume d'amour que glorifiait le Père fondateur. Devenu indécis et apathique à force d'obéissance, Eldert se réveille le jour où Mark, fluet garçon de quatorze ans disparaît après avoir été convoqué par Mansuetus. Il s'avère que ce dernier est attiré par les jolis garçonnets blonds aux yeux bleus... Le temps est venu pour Eldert de se retrouver et d'agir.
La plume de Jeroen Brouwers est splendide et magnétique. Nous lisons avec plaisir son style flamboyant en dépit du thème écoeurant et révoltant, celui de l'abus sur mineurs et du silence, voire de la complicité, de certains témoins.
"Nous sommes des frères. Certains sont de vrais porcs."
"Il y a des siècles que le clergé abuse sexuellement des enfants et des jeunes, et ces pratiques se perpétueront. Tout le monde sait, et tout le monde se tait par crainte du pouvoir de cette Gestapo qu'est l'Eglise."
L'auteur situe son histoire huit ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le souvenir du nazisme n'en est pas encore un. Le roman s'en fait l'écho, fustigeant le règne par la peur sur des êtres plus faibles, et ce au nom d'un dogme. Le salut résulte de soumission et de silence. Tout renvoie à l'univers concentrationnaire, la déshumanisation, le gel de toute rébellion, la dépréciation de soi... Il se veut une illustration du sadisme auquel le désir sexuel frustré peut mener. Jeroen Brouwers interroge notre responsabilité face à certaines circonstances insoutenables et intolérables, les sursauts de notre conscience se révoltant contre les plus vils instincts, parce que nous avons le choix de ne pas nous taire.
"Les noeuds de la corde monastique forment chacun une sorte de petit rouleau analogue à celui qui constituent, en plus grand, les tours morts du noeud coulant passé puis serré sous le menton des condamnés à la pendaison avant que, sous leurs pieds, ne s'ouvre la trappe."
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