Au coeur du veld, "un sol ingrat, bourré de cailloux, où rien ne pousse", dans une ferme "comme on l'appelle bien qu'elle n'ait rien d'une ferme, un cheval, quelques vaches, des poules et des moutons, (...) là-bas, entre collines et vallées", vit la famille Swart dont l'histoire nous est racontée sur un tempo enlevé rythmé par quatre enterrements, une narration elliptique qui dévoile plus qu'elle ne voile et fait tout le charme du dernier roman de Damon Galgut, roman sur nos solitudes.
Une promesse, LA promesse, est le déclencheur d'une série de faits antagonistes, aux conséquences tranchantes comme le verre, qui vont profondément marquer une famille déjà abîmée par les rancoeurs et les non-dits. C'est le jour de l'enterrement de sa mère Rachel - pour la famille, la traître, la juive, la trop fière, retournée à sa religion depuis la maladie qui l'a emportée à l'âge de quarante ans - qu'Amor enclenche bien malgré elle le détonateur. Elle a entendu sa mère arracher une promesse à son époux Manie, promesse obtenue sur son lit de mort, donc à l'aura sacrée : il lèguera à Salomé la maison dans laquelle elle vit, Salomé la servante qui est restée à ses côtés et qui a fait les gestes que sa propre famille se refusait à accomplir. Cependant, Amor a-t-elle bien entendu ? Qu'a-t-elle compris ?
"Amor a treize ans, elle n'a pas encore été rattrapée par l'histoire. Elle ignore tout du pays dans lequel elle vit. Elle a vu des Noirs fuir la police parce qu'ils n'avaient pas leur passeport intérieur, elle a entendu des adultes évoquer à voix basse, avec insistance, des émeutes dans les townships et, pas plus tard que la semaine dernière, ils ont répété à l'école un exercice qui consiste à se cacher sous les tables en cas d'attaque, pourtant elle ne sait toujours pas dans quel pays elle vit. L'état d'urgence a été instauré, des gens sont arrêtés et emprisonnés sans procès, des rumeurs circulent, mais rien de concret car la presse, soumise au black-out, ne rapporte que des histoires heureuses, des histoires auxquelles elle croit."
Le legs ne sera pas acté - la loi du pays ne l'interdit-elle pas ? -, Amor en voudra à son père, y reviendra à chaque lecture de testament, n'abandonnera pas.
Au fil de quarante années, serties dans l'histoire d'un pays qui s'émancipe de l'apartheid, les vies de chacun des membres de la famille vont se tisser et se déliter, cristallisées autour d'une promesse aussi énigmatique que ravageuse.
Je ne déflore pas plus le superbe roman de Damon Galgut au style accrocheur - un narrateur omniscient apostrophe le lecteur et file les pensées des personnages, les entrelace à la narration comme si nous avions le pouvoir de passer aisément du for intérieur de l'un à celui de l'autre.
Au prisme de l'histoire de la famille Swart, c'est un demi siècle de l'histoire de l'Afrique du Sud qui se dessine : les sanglants combats contre le racisme, les luttes de classes, la ségrégation religieuse - religion dont l'auteur fait un grinçant portrait avec la figure du Révérend Alwyn Simmers, plus rapace que bienveillant, plus businessman que réconfort désintéressé.
"L'apartheid est tombé, tu vois, on meurt les uns près des autres, dans un voisinage étroit. On doit simplement résoudre la question de la proximité dans la vie."
"La promesse" est un livre de souffrances, celles qui nous dépassent, celles que nous nous imposons en nous voilant la face. Damon Galgut nous raconte avec finesse le temps qui passe et emporte tout, appelant à l'humilité - "Le variateur tourne, l'éclat lumineux baisse lentement." -, aussi que, si les choses peuvent rester immuables, notre regard sur elles changent au gré de nos propres transformations.
"Assise là, au centre de son histoire, différente des personnes qu'elle a été, de celles qu'elle deviendra peut-être."
Florilège
"Demain, ce sera déjà différent, le corps aura disparu depuis longtemps et la permanence de son absence sera recouverte de projets, de dispositions, de réminiscences et de temps. Oui, déjà. L'effacement commence immédiatement et, dans un certain sens, il ne prend jamais fin."
"Une bonne partie de la vie consiste à soupirer, soupirer et recommencer (...) La patience est une forme de méditation."
"Les seuls corps qu'elle touche, désormais, sont ceux perdus au bord de la route, ceux dont elle prend soin à l'hôpital. En essayant d'alléger leur douleur. Ce qui me reste de tendresse destiné à des gens que je ne connais pas, qui ne me connaissent pas. Il n 'y a plus d'amour, seulement une gentillesse, plus puissante, peut-être. Plus durable, en tout cas. Pourtant, j'ai aimé quelques fois, quand j'en étais capable. Qui, Amor ? Des hommes, des femme, croisés en chemin. Peu importent les corps, les noms, je suis seule à présent. S'aimer soi-même est déjà assez difficile."
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