"Le Labyrinthe de l'inhumain" de T.C. Elimane a secoué le monde littéraire en 1938, année de sa parution. Le roman décrit le désespoir d'une Afrique de ténèbres, de violence et de barbarie. Qui est donc cet auteur férocement accusé de plagiat et que personne ne semble avoir jamais rencontré ?
"Le mythe littéraire est une table de jeu. Elimane s'y était assis et avait abattu les trois plus puissants atouts dont on pût disposer : d'abord, il s'était choisi un nom à initiales mystérieuses; ensuite, il n'avait écrit qu'un seul livre; enfin, il avait disparu sans laisser de traces."
Huit décennies s'écoulent avant que Diégane Faye, jeune Sénégalais féru de littérature et qui se rêve écrivain, ne ressorte le roman des limbes où il est enfoui.
"Une seule de ses pages suffisait à nous donner la certitude que nous lisions un écrivain, un hapax, un de ces astres qui n'apparaissaient qu'une fois dans le ciel d'une littérature."
Il n'aura de cesse de débusquer l'écrivain, de faire la lumière sur cette fascinante énigme, de découvrir l'homme derrière l'écrivain. Sa quête se nourrit de la presse de l'époque, élogieuse ou assassine, et de rencontres de hasard, sachant que "le hasard n'est qu'un destin qu'on ignore, un destin dont l'écriture est invisible". Sa quête le mènera à la lisière du royaume de l'invisible, au coeur des croyances magiques et des forces effrayantes d'une Afrique mythique.
Je ne vous dévoile pas plus de l'épatante et hypnotisante intrigue du roman de Mohamed Mbougar Sarr, je ne veux pas vous enlever le plaisir d'y entrer pas à pas, de savourer le génie de l'inattendu dont l'auteur fait preuve, de vous laisser surprendre.
Je peux, par contre, vous parler de son style élégant, entraînant, qui se pare de vocables peu usités - déhiscent, hyaline, ressui, nivéen, gamahucher, involucre, etc. L'auteur est un maître-artificier de la langue qui nous régale de phrases s'étalant sur plusieurs pages, mélopées intimes et enfiévrées, vagues de soi qui débordent, dévalent, emportent. Sarr est un peintre d'atmosphères qui rédige en poète, ferre le lecteur et ne le lâche plus. J'ajoute qu'il excelle à écrire la sensualité, le peau à peau, le sexe passionné, dans des scènes envoûtantes.
Comme vous le devinez aisément, "La plus secrète mémoire des hommes" parle principalement de littérature, de ce que l'on peut vraiment savoir d'une oeuvre, de ce qu'est écrire, de ce qu'est être écrivain. L'écriture et la vie, la vie et l'écriture... Et le dilemme, "l'alternative devant laquelle hésite le coeur de toute personne hantée par la littérature : écrire, ne pas écrire."
"Il voulait rendre hommage à toute la littérature des siècles qui l'ont précédé ? Mat. On a tenu pour un plagiat minable ce qui était une longue référence, et personne n'a vu qu'il était riche avant d'avoir emprunté quoi que ce soit."
"(...) Elimane était ce qu'on ne devait pas devenir et qu'on devient lentement. Il était un avertissement qu'on n'a pas su entendre. Cet avertissement nous disait, à nous écrivains africains : inventez votre propre tradition, foulez votre histoire littéraire, découvrez vos propres formes, éprouvez-les dans vos espaces, fécondez votre imaginaire profond, ayez une terre à vous, car il n'y a que là que vous existerez pour vous, mais aussi pour les autres."
L'auteur parle également d'amour et le fait avec la plume sensible de qui ne craint pas de se montrer tel.
"(...) l'amour physique devient un tragique serment. Deux corps se parlent, s'entendent, se reconnaissent puis, sans le vouloir, sans même s'en rendre compte, ils se jurent fidélité en silence. Mais parce que rien n'est injuste comme l'amour, il arrive qu'un seul des corps fasse cet inviolable serment. Bien sûr, la rupture se produit un jour; et alors le corps engagé se retrouve seul avec le poids de sa parole donnée à un souvenir (...) Pour décrire l'amour de sa mère, qu'il n'a plus jamais retrouvé dans aucun autre, Romain Gary parlait d'une promesse de l'aube. Pour l'amour charnel, je dis, moi, qu'il y a quelquefois un serment de la nuit. Je l'ai prêté à une autre femme il y a plus d'un an (...) Cette femme n'est plus là. Son sceau est puissant et je n'en possède pas la clef. Depuis son départ, tout corps féminin m'effraie."
Pour finir, je citerai le thème de l'identité sur lequel l'auteur réfléchit tout au long de son roman. Quelles racines nous fondent ? Quelle est notre marge de liberté par rapport au legs des transmissions familiales ? Qu'est-ce qui nous définit humain ? Comment être pleinement soi sans se mentir et sans se trahir ? Se dégage que l'une des questions essentielles dans la construction de soi est : "Où est ton feu ?"
"Chaque homme sur terre doit découvrir sa question."
Florilège
"Les gens ne sont pas des essais, pas des bêtes de laboratoire, je ne suis pas un putain de rat d'expérience, Diégane. Les gens ne sont pas de la matière littéraire toujours disponible, de la phrase en devenir que tu tricotes dans ton esprit avec un sourire ironique. Tu sais ce que Musimbwa a de plus que toi ? Vous vous ressemblez sur de nombreux points, mais lui sait voir les gens. Il est sur terre avec eux. Il baise quand il faut baiser, boit quand il faut boire, réconforte quand il peut, ne craint pas de se livrer, de se tromper. C'est un homme. Il n'en est que meilleur écrivain. Il est chaleureux. Toi, tu es froid. Aveugle aux gens, au monde. Tu te crois écrivain. L'homme en toi en meurt."
"Ce qu'on cherche, mon vieux Journal, n'est peut-être jamais la vérité comme révélation, mais la vérité comme possibilité, lueur au fond de la mine où nous creusons depuis toujours sans lampe frontale. Ce que je poursuis, c'est l'intensité d'un rêve, le feu d'une illusion, la passion du possible."
"Qui était-il ? Un écrivain absolu ? un plagiaire honteux ? un mystificateur génial ? un assassin mystique ? un dévoreur d'âmes ? un nomade éternel ? un libertin distingué ? un enfant qui cherchait un père ? un simple exilé malheureux, qui a perdu ses repères et s'est perdu ? Qu'importe, au fond."
"On peut écrire partout. Mais savoir et comprendre ce qu'on doit écrire vraiment ne peut se faire de tout lieu."
"Est-ce qu'on parle de l'écriture ou de l'identité, du style ou des écrans médiatiques qui dispensent d'en avoir un, de la création littéraire ou du sensationnalisme de la personnalité ?
W. est le premier romancier noir à recevoir un tel prix ou à entrer dans telle académie : lisez son livre, forcément fabuleux.
X. est la première écrivaine lesbienne à voir son livre publié en écriture inclusive : c'est le grand texte révolutionnaire de notre époque.
Y. est bisexuel athée le jeudi et mahométan cisgenre le vendredi : son récit est magnifique et émouvant et si vrai !
Z. a tué sa mère en la violant, et lorsque son père vient la voir en prison, elle le branle sous la table du parloir : son livre est un coup de poing dans la gueule."
Lisez Mohamed Mbougar Sarr et rencontrez l'incandescence...
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