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Photo du rédacteurStéphanie Loré

"L'eau du lac n'est jamais douce" Giulia Caminito - Gallmeister


Gaïa raconte son enfance et son adolescence, inévitablement donc celle avec laquelle tout a commencé, comme commence toute vie, sa mère, celle qu'elle juge et qu'elle ne pardonne pas.

Antonia Colombo est une femme que l'on remarque, aussi rousse que tempétueuse, "faite pour les grèves et les démonstrations de résistance."

La prime enfance de Gaïa se passe dans un petit appartement en sous-sol qui n'a d'appartement que le nom, "dans un quartier populaire peuplé d'héroïnomanes et de vieillards moribonds", "un quartier que ma mère n'aime pas appeler périphérie, parce qu'une périphérie est forcément liée à un centre et nous, ce centre, nous ne le voyons jamais". Elle y vit avec son frère aîné, Mariano, le fils d'un autre homme que son propre père, et les jumeaux. Elle regarde sa mère, "femme dysfonctionnelle, désespérée", se battre contre l'administration afin de bénéficier d'un logement plus spacieux et plus confortable, une nécessité qui se fait impérieuse lorsque son mari, à la suite d'un accident sur le chantier où il travaillait au noir, devient impotent.


"Antonia a décidé que pour obtenir ce qu'elle veut, elle doit insister, elle est entrée sur leur scène comme un spot tombé sur les planches depuis le plafond : importun et dangereux."

"Notre mère ressemble à une héroïne de bande dessinée, à Anna Magnani au cinéma, elle braille, ne capitule jamais, cloue le bec à tout le monde. Mariano et moi sommes dans le couloir qui conduit aux chambres, culottes courtes et mollets raides, et sans ciller nous fixons notre peur : ne pas être comme Antonia, ne jamais être à la hauteur, ne remporter aucune bataille."


La pression sur les épaules de Gaïa, seule fille de la famille, est forte, trop certainement...


"(...) l'unique enfant de sexe féminin de la famille doit étudier, exceller, aller à l'université, devenir médecin, ingénieur, travailler dans la finance, publier des romans et surtout lire, compulsivement, sans répit possible."


Le nouvel appartement qui finit pas leur être attribué se trouve dans un quartier chic de Rome, dans un immeuble de six étages doté de deux cours intérieures. La famille détonne là où les habitants sont propriétaires, trop exubérante là où les gens sont discrets, trop pauvre dans un quartier où tout coûte cher. D'une façon qui restera obscure, Antonia échange cet appartement avec cet autre situé à Aguillera dans un ensemble de HLM mais près d'un lac, l'endroit où Gaïa nouera ses premières amitiés, connaîtra ses premiers émois amoureux, vivra ses premiers chagrins, s'endurcira. Si elle a appris à se protéger de la cruauté adolescente, à se défendre des avanies, elle ne parvient pas à s'opposer à sa mère.


"Tirer sur des cibles, je sais faire, casser des rotules à la raquette aussi, ma famille est mon anesthésique, contre elle je suis incapable de réagir."

"Ce "on" me cerne comme une prison, personne ne m'a demandé si je voulais hériter de ce "on". J'ai choisi un lycée pour riches, c'est un acte punitif, une incision profonde, une strangulation. J'ai choisi un établissement d'excellence, où l'on enseigne les langues mortes que personne n'utilise et je me dis que je l'ai fait pour mes copines, elles vont aller là-bas et moi aussi, mais la vérité c'est que j'abrite quelque chose de minuscule, un gland, un insecte, et cette chose c'est la voix de ma mère, à qui je dois démontrer que je suis quelqu'un. Je suis régentée par ce "on", qui rôde invisible, et construit pour moi des plans sur la comète et des marécages."


Gaïa est une "petite personne garnie de mie de pain", sans consistance, qui rêve de s'imposer, de faire entendre sa voix, de hurler contre ceux qui la tourmentent, à commencer par sa mère.


"Pendant des années, je suis restée là où j'étais, même endroit, même heure, même rôle, même visage, attendant mes dix-huit ans comme on attend une prophétie, l'arrivée d'une tempête, la chute d'un mur."


"(...) elle n'embrasse pas, ne caresse pas, ne coiffe pas les cheveux, ne rassure pas, n'encourage pas, elle n'est que jugement et exigences, vexation verbale et accusations, elle souligne la fin des rêves et des espérances."


"Ce roman n'est pas une biographie, ni une autobiographie, ni une autofiction, c'est une histoire qui a avalé les fragments de nombreuses vies pour essayer de les transformer en narration, en récit des années où j'ai grandi, des chagrins que j'ai seulement côtoyés et de ceux que j'ai traversés.", écrit Giulia Caminito dans sa postface. Avec un style maîtrisé, élégant et audacieux - je remercie ici la traductrice Laura Brignon -, l'auteure dit l'adolescence, ses gouffres et ses acmés; la difficulté de se forger sa propre image de soi dans l'ombre de personnes fortes et autoritaires - "Ce sont toujours les autres qui nous racontent, ce sont eux qui trouvent nos définitions, nos crochets, nos racines."; le mauvais choix de se créer une "cuirasse animale coriace" qui empêche de donner de la tendresse, aussi d'en recevoir, qui fait agir uniquement en opposition, et qui fait en souffrir.

"C'est la part de moi qui doit convaincre les autres de sa valeur qui m'a conduite là [NDLR : en fac de philosophie]. C'était trop simple de s'inscrire en langues, en lettres, en sciences politiques, il fallait trouver une flagellation, déborder, pêcher dans la mer le poisson avec le plus d'arêtes et l'avaler bouche ouverte."


Quand on n'a jamais appris, comment dire sa peur, la jalousie ressentie, sa solitude, la perte, comment s'ériger en non ? Comment se détacher du regard d'autrui, des jugements ? Comment se libérer des tranchées que l'on a soi-même creusées autour de ses frontières ? On y arrive, à savoir faire tout cela, mais c'est un très long, long chemin...


Après le très beau "Un jour viendra", Giulia Caminito nous revient avec un roman puissant, véritable claque, qui parle de la construction de soi, de nos colères, des rêves inlassablement poursuivis, de l'adolescence, véritable saut dans le vide.





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