"Toute ma vie, j'ai aimé mon frère, je l'ai vénéré, je l'ai suivi (...)". Et puis, un événement a fait dérailler les bons sentiments de Tracy.
Elle a quarante-cinq ans, accuse un surpoids, est mariée à un bellâtre argentin qui mène sa vie en célibataire et, si elle adore être mère, ses jumeaux la vampirisent. Elle a mis de côté son métier de spécialiste en biologie marine pour fonder une famille. Quand son frère Roy les invite, leur mère et elle, à le rejoindre à Komodo, une île d'Indonésie où il finalise un brevet de plongée, elle n'hésite pas malgré le manque d'argent. Ce sera son premier break en cinq ans, une occasion d'apaisement dans un lieu paradisiaque.
Roy est un écrivain plusieurs fois primé dont l'écriture est aujourd'hui à la dérive et qui passe son temps, aux yeux de Tracy, à des activités qui ne lui serviront jamais à rien. Dès leur arrivée, la tension est palpable entre eux, Tracy étant constamment dans l'attaque. Elle ne digère pas que son frère reste le préféré, elle lui en veut de l'avoir privée d'une soeur en divorçant d'Amy sur un coup de tête. Elle est noyée de rancune; trop de solitude, trop de colère font qu'elle ne se reconnaît plus. Le séjour se profile explosif...
"Notre petite cellule familiale qui voudrait tout soigner, quand les blessures elles-mêmes auraient pu être évitées. Rien de tout ceci n'aurait dû arriver. La misère de nos vies est inventée. Nous n'avons pas grandi en zone de guerre ni dans un pays pauvre comme l'Indonésie, alors nous avons dû créer nos propres problèmes. J'ai choisi Lautaro, je me suis fait virer de mon travail, j'ai gâché ma santé en mangeant à l'excès et j'ai failli mourir pendant une sortie en plongée. Tout est si idiot. Roy a renoncé à son mariage si simple sans la moindre raison, il a perdu la totalité de ses économies pour rien. Maman a reçu un héritage suffisant pour passer une vie entière à l'abri du besoin, mais elle a spéculé en bourse, consciente de l'imminence d'un crash annoncé mais se trompant sur le timing. Aujourd'hui, elle compte chaque centime. Nous sommes trop crétins. Le voyage censé nous rapprocher tous les trois me pousse à croire qu'on ferait mieux de se noyer."
David Vann a du talent pour dire la détresse humaine, nos dérives, nos danses au bord des abîmes, nos gouffres intérieurs dangereusement attirants. Nous suivons Tracy, fille, soeur, épouse, mère qui a oublié qu'elle est avant tout femme, et se retrouve à bout de souffle, proche de la folie. L'auteur nous décrit la violence du burn-out maternel et des crises existentielles, l'équilibre fragile d'une vie bâtie sur des manques.
"Tout cela ressemble à un autre monde, à une autre vie, et pas la mienne. Ne jamais avoir eu de père, presque. Il est quelque part dans le rêve d'un premier réveil, des premières pensées, des premiers sentiments et sensations, si indistinct et inatteignable que les photos ont pris le dessus, sont devenues plus concrètes. Quand je parle de souvenirs, j'évoque ces photos-là. Les souvenirs eux-mêmes se sont dissipés."
"Peut-être que la famille est un immense sac à merde qui se balance dans le vent, et qu'on s'en sert de piñata avant de reculer pour ne pas être éclaboussé quand elle éclate."
Il sait nous faire ressentir les tempêtes intimes, les écorchures et nous offre des plages de respiration avec des descriptions vivantes de la nature dans ce qu'elle a de plus somptueux, d'un monde marin fascinant où il y a, certes, des créatures redoutables mais où rien ne se double de duplicité.
"Komodo" n'est pas mon roman préféré de David Vann, il n'a pas la force de "Sukkwan Island", de "Un poisson sur la lune" encore de "Aquarium". Si j'aime l'humour noir, je n'apprécie pas celui facile qui louche vers la vulgarité. Le roman manque en outre de fluidité, de "liant", la seconde partie faisant un focus sur Tracy en évacuant les deux autres personnages principaux. De proie, Tracy devient prédatrice. Cette façon de procéder me semble abrupte et laisse comme un goût d'inachevé. Ou est-ce une mise en abyme ?
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