Ilja Leonard Pfeijffer nous offre un éblouissant roman sur l'identité européenne et nous régale de profondes réflexions sur la nostalgie, l'immigration, le tourisme de masse et le Caravage.
En dépit de quelques passages qui m'ont semblé trop verbeux, inutilement longs, démonstratifs, j'ai adoré les couleurs sépias que revêt ce roman résolument moderne, son style flamboyant qui se pare de tous les tons. Il est rare de rencontrer encore une écriture si élégante, aux tournures en arabesques, au lyrisme étincelant - l'auteur est également poète et homme de théâtre, ceci explique peut-être cela.
Que nous raconte-t-il donc ?
Ilja se met en scène, narrateur de son roman, un homme au coeur en charpie qui s'est réfugié dans un hôtel à la splendeur décatie avec "l'espoir de trouver du temps pour les réponses", de trouver en quelque sorte la vérité dans la fiction en retraçant son histoire d'amour avec Clio.
L'Hotel Europa ressemble à une villégiature à l'ancienne où certains résidents ont élu domicile. Y séjournent Yannis Volonaki, un armateur crétois, tonitruant et bon vivant, "volumineux et exubérant, avec des gestes expansifs qui mettent la verrerie en danger"; Patelski, un vieil homme fragile aux costumes trois pièces, avec montre à gousset, curieux de tout et qui a conservé la capacité de s'étonner, "(...) l'homme qui se rapproche le plus de l' "Homo universalis", cet idéal de la Renaissance censé avoir trépassé sous les millions de pages de publications scientifiques, denses et alourdies de notes, qui constituent le triomphe de la croyance académique en la quantité, un idéal définitivement considéré comme inaccessible du fait de l'hyperspécialisation au nom de laquelle chaque érudit consacre désormais sa carrière à couper ses propres cheveux en quatre, avec un dédain pour les cheveux des autres, camouflé en professionnalisme"; Albane, éthérée et frêle, "au regard hautain, à la fois blessé et condescendant, d'une poétesse qui se mêle à contrecoeur à l'insensible populace" et joue un drôle de jeu d'attirance-répulsion, moins en raison d'un féminisme acharné qu'au nom d'un dégoût des mâles. Pour prendre soin de ce petit monde hétéroclite, il y a le majordome, véritable extension, voire institution, de l'Hotel, Montebello, tout en "égards, volutes et arabesques" qui, avec l'arrivée de Monsieur Wang, nouveau directeur vouant un culte à l'esthétique toc, se retrouve confronté à des bouleversements qu'il ne pouvait imaginer.
"Je suis conscient de déchoir professionnellement, dit-il, et de rivaliser avec la roseraie en vous offrant ce spectacle navrant. Mon honneur de majordome me commande de garder à tout instant le contrôle de mes émotions. Afin d'être le pilier que je dois et veux être pour mes hôtes, il me faudrait rester moi-même imperturbable. Mais plus j'avance en âge, plus je deviens sentimental, et plus la force me manque pour asphalter mon chagrin et présenter un visage lisse et accessible. On pourrait penser qu'en vieillissant on accumule tant de souvenirs que l'offre pléthorique, conformément aux lois économiques élémentaires, fait chuter leur valeur. Mais c'est le contraire qui se passe. À présent que j'ai beaucoup plus de passé que d'avenir, je leur suis davantage attaché qu'au temps où j'avais encore des raisons de croire à l'avenir et presque pas de souvenir. Je ne fais plus qu'un avec le Grand Hotel Europa, où j'ai passé le plus clair de ma vie. Tout ce que j'ai vécu, je l'ai vécu ici. Quand le vent gémit dans les lézardes, j'entends les innombrables voix de ceux qui séjournèrent ici. Quand les planchers craquent dans les couloirs, je me souviens de toutes les intrigues et escapades nocturnes qui se jouèrent entre ces murs. Dans mon sommeil, j'entends le froufrou des robes de bal et le tintement des bijoux. Tout ce qu'on voit au Grand Hotel Europa, et tout ce qu'on ne voit pas, est une histoire. Une histoire, c'est du sens. Et ce sens est le sens de ma vie."
Pour le seconder, il y a un groom, Abdul, réfugié africain que Montebello a pris sous son aile, jeune homme à la vie aussi romanesque que "L'Énéide" de Virgile; personnage qui sert de pierre angulaire aux riches réflexions sur la migration.
"Je pense que tout le monde est prêt à aider une personne dans le besoin et que tout le monde a peur si ce sont des centaines de milliers de personnes qui viennent frapper à sa porte pour demander de l'aide. Quiconque entend l'histoire de notre Abdul ne peut qu'être touché et trouvera juste et légitime qu'il ait trouvé refuge chez nous. En revanche, celui qui ne lit que des chiffres dans le journal insistera pour qu'on prenne des mesures afin de nous protéger. Un seul réfugié est un frère, des centaines de milliers de réfugiés représentent une menace. Il s'agit pourtant de centaines de milliers d'individus au parcours similaire à celui d'Abdul. Si vous voulez dissoudre la peur de la masse et accroître l'empathie pour les individus, il se trouve que vous avez choisi le bon métier. En racontant leurs histoires, vous pouvez faire en sorte que ces chiffres redeviennent des hommes."
La migration est l'essence même de l'humanité.
Ilja, tout en pansant son coeur blessé et réfléchissant à ce qu'est l'amour, a des discussions avec les uns et les autres sur l'Europe, et ce que signifie être européen sur un territoire qui a la nostalgie d'un passé révolu, comme une dernière lancinante valse.
"Si une part significative et grandissante de la population est prête à croire que tout était mieux avant, nous sommes en droit de parler d'un continent usé et fatigué qui, comme un vieillard, regarde fixement le vide sans plus rien attendre de l'avenir et songe au bon vieux temps, quand les hivers étaient encore de vrais hivers, et les étés, interminables. Il n'existe pas de meilleure preuve que l'Europe est devenue prisonnière de son propre passé. Mais quand l'Occident sombre dans la mélancolie en pensant au soleil qui l'éclairait à son zénith, la nostalgie ne peut en aucun cas être le remède."
Parler de l'Europe, c'est aussi évoquer la marchandisation des cultures, l'omniprésence du passé dans l'identité européenne a son corollaire : la commercialisation de ce passé par le tourisme de masse et sa fatale conséquence, la perte d'authenticité.
"(...) le tourisme touche à des thèmes qui me fascinent depuis toujours et font d'une certaine manière l'objet de tous mes livres, et je me réfère plus particulièrement à la ligne de démarcation floue et de plus en plus vague entre le vrai et le faux, la réalité et la fiction, les faits et l'imaginaire., l'authentique et le factice, car les entrepreneurs qui souhaitent tirer profit du tourisme jouent sur les attentes et les préjugés des touristes et créent intentionnellement l'illusion d'authenticité que ces derniers recherchent. Le phénomène du tourisme est la problématisation ultime du concept d'authenticité, qui est en soi de plus en plus problématique."
L'auteur tacle les différents avatars du touriste en une série de portraits hilarants et, disons-le, pertinents. Il égratigne la mode du selfie - regardez-MOI devant ce magnifique tableau ! -, la recherche de la misère comme attraction exotique, la fausse économie du partage que sont les Airbnb "qui disloque la structure sociale des centres-villes européens" et transforme les villes en Disneyland. À tout brader, nous perdons assurément sens et valeurs. L'auteur plaide pour la sauvegarde des différences entre les cultures et de leurs façons de penser, contre un insipide lissage qui ressemble à un désert. Il m'a fait penser à Martha Gellhorn - journaliste et reporter de guerre - qui, en retournant sur une côte africaine après vingt ans, fut abasourdie d'à peine la reconnaître, défigurée par les barres d'immeuble, envahie par la pollution. Nous étions dans les années soixante.
Entrelacée à ces discours essentiels sur notre monde, une enquête sur un tableau disparu de le Caravage nous entraîne dans son sillage, menée par Clio, l'amoureuse, spécialiste en histoire de l'art - un prénom mise en abyme. La culture d'Ilja est époustouflante et habile à titiller la curiosité du lecteur.
Lisez, dévorez ce roman passionnant et raffiné au ton piquant et drôle, au sens pointilliste du détail, à une exception près : le lieu où s'érige l'Hôtel. Je tiens à souligner qu'Ilya Leonard Pfeijffer a écrit un superbe roman d'amour - cet ultime refuge. Il dit, écrit, décrit l'amour avec une finesse rare et pose la question de savoir s'il y a une fin à tout et s'il y a dans le présent quoi que ce soit d'intéressant pour nous distraire du passé.
"C'est là, en Europe, où la seule certitude est la foi en la raison, où l'on a testé tant de solutions définitives au cours d'une longue et fatigante histoire qu'on en est venu à aimer les problèmes, où en l'absence d'arguments convaincants pour agir avec dynamisme on attache de la valeur au style, où l'on a inventé le snobisme et l'ironie, où les cicatrices sont belles parce qu'elles invitent à la prudence, où les anciens idéaux ont fait couler tant de sang qu'on s'est mis à poser des exigences aux nouveaux, où les palabres entamées il y a deux mille cinq cents ans autour de la mer Égée n'ont toujours pas permis d'aboutir à un accord sur les définitions et les principes d'un débat sensé à propos du beau, du bien et de la vérité, là où le doute est religion, là où vivent plus de philosophes que de garçons de café pour les servir, et plus de poètes que de lecteurs, là où chaque paysage, chaque ville et les joues de chaque femme ont mûri derrière le craquelé, où le passé est tangible comme la pierre, et les rues, lisibles comme un palimpseste, là où les noms sont des échos, où tous les empires d'antan ont passé comme des saisons, là où tout a déjà maintes fois été beaucoup mieux et beaucoup plus beau qu'aujourd'hui, et où l'on mériterait finalement de se reposer de tout le travail accompli pour remplir avec autant de détails les annales d'une histoire millénaire, c'est là que je peux respirer et aimer.
Si je dois être patriote, je veux être un patriote paradoxal de la mosaïque décrépite de petits pays partagés puérilement entre l'océan Atlantique et l'Oural, où le patriotisme a déjà creusé tant de tombes qu'il n'est plus une vertu. Je veux être un patriote de l'Union européenne, qui lutte jour après jour contre des sous-intérêts nationaux dépassés, et continue de lutter courageusement. Personne n'aime l'Union européenne, mais moi oui. J'aime la lenteur poétique et la vaillante ténacité avec lesquelles se façonne cette merveille de complexité et de compromis. La construction de la cathédrale de Milan a également duré quatre cents ans. Et même si l'Europe, dans sa course à la croissance économique, au progrès et à l'avenir, est alourdie par son passé tel un sprinter retenu par un ressort au starting-block et se voit dépasser de tous côtés par le reste du monde, je donne raison à cette Europe, car les racines importent plus que les destinations. Que les autres se jettent dans le vide comme des lemmings, si c'est ce qu'ils veulent; nous serons le pin ployé au bord de la falaise. Et à l'ombre de ce pin, où tant de poètes se sont déjà assis au cours des siècles, je pourrai écrire."
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