1987. Un fils se lance sur les traces de son père, à la poursuite d'événements vieux de quarante-trois ans. Le point de départ est un petit village de l'Ain, Izieu, où, le 6 juin 1944, furent raflés quarante-quatre enfants. Le fils, l'auteur, s'interroge sur ce que faisait son père à l'époque - encore un gamin -, aussi sur ce qu'ils faisait bien avant, quand les Allemands ont débarqué.
"Qu'est-ce que tu as compris d'eux ? Qu'est-ce que tu as aimé d'eux ? Qu'est-ce qui t'a poussé à les rejoindre plutôt que de les combattre ? Ou même à te terrer, comme tant d'autres, pendant que quelques braves forgeaient notre Histoire à ta place ?
Pourquoi es-tu devenu un traître, papa ?"
"Il m'aura fallu des années pour l'apprendre et une vie entière pour en comprendre le sens : pendant la guerre, mon père avait été du "mauvais côté"."
C'est son grand-père paternel qui a appris au fils que son père avait revêtu l'uniforme allemand, il doit savoir qu'il est fils de salaud. L'enfant a dix ans alors.
Son père, affabulateur de génie, menteur pathologique, tyran manipulateur et violent - voir l'excellent "Profession du père" - ne lui a jamais raconté sa guerre.
"J'ai passé mon enfance à croire passionnément tout ce qu'il me disait, et le reste de ma vie à comprendre que rien de tout cela n'était vrai. Il m'avait beaucoup menti."
"J'ai été désolé pour lui et triste pour nous. Je n'étais plus en colère. Fabriquer tellement d'autres vies pour illuminer la sienne. Mentir sur son enfance, sa jeunesse, sa guerre, ses jours et ses nuits, s'inventer des amis prestigieux, des ennemis imaginaires, des métiers de cinéma, une bravoure de héros. Pendant des années, j'ai pensé à sa solitude effroyable, à son existence pitoyable. Cela m'a rendu malheureux. Une fois les plaies refermées, je me suis demandé combien de faussaires vivaient en lui. Combien de tricheurs lui griffaient le ventre. Est-ce qu'une seule fois, une seule minute, ce charlatan avait dit vrai ? Est-ce qu'un seul jour il s'était regardé bien en face ?"
Alors, le fils enquête pour mettre des mots sur les silences trop lourds à porter.
"(...) j'entrais dans la vie sans trace, sans legs, sans aucun héritage. Ne restaient en moi que son silence et mon désarroi."
Il enquête pour tenter de s'extirper de la honte qu'il ressent et pour comprendre ce qui se cache derrière l'orgueil, l'arrogance, le mensonge, une certaine forme de folie.
Ce "procès", procédure vers la vérité, l'auteur le met en perspective avec le procès de Klaus Barbie qu'il a couvert pour le journal Libération du 11 mai 1987 au 3 juillet 1987. Un procès que son père voyait comme une farce, une mise en scène, les témoignages n'étant à ses yeux que vils mensonges.
"Tu ne t'intéressais pas au sens des choses, mais tu étais attentif à ce qu'elles aient de la gueule."
Dans ce roman à la tension palpable où il y a des passages de pure grâce, dans ce roman pudique à la révolte sourde, Sorj Chalandon se demande ce que signifie "être du mauvais côté" et comment se définir par rapport à un père aux contours flous qui a passé sa vie à lui mentir.
"Il n'avait pas payé et je lui en voulais. Payer, ce n'était pas connaître la prison, mais devoir se regarder en face. Et me dire la vérité. Il a comparu devant ses juges, pas devant son fils. Face à eux, il a hurlé à l'injustice. Face à moi, il a maquillé la réalité. Comme s'il n'avait rien compris, rien regretté jamais."
Son père fut, comme il le dit, un caméléon, engagé dans cinq armées et cinq fois déserteur - "SS de pacotille, patriote d'occasion, Résistant de composition qui a sauvé des Français pour recueillir leurs applaudissements (...)"; un homme sans conviction profonde, aux errements idiots, tempérament qu'il oppose aux atrocités glaçantes du barbare nazi.
Ce père qu'il appelle toujours "papa" est moins salaud d'avoir trahi son pays que d'avoir trahi son enfant - salaud "pas à cause de tes guerres en désordre, de tes bottes allemandes (...)Non. Le salaud, c'est l'homme qui a jeté son fils comme dans la boue. Sans traces, sans repères, sans lumière, sans la moindre vérité (...) Le salaud, c'est le père qui m'a trahi."
Sorj Chalandon nous dessine le portrait d'un flamboyant imposteur, décrypte les pages du passé, des pages intimes, non pour les effacer, bien pour les conserver, précieux devoir de mémoire, comme il le dit lui-même, aussi devoir de partage à une époque où se perdent le sens des mots et le sens de l'honneur - voir l'étoile jaune détournée par la campagne anti-vaccin.
Et l'absurde fait de nos vies des tragédies...
"Mais c'était sa voix que je voulais. Des mots à pardonner pour soigner son malheur et guérir le mien. J'avais espéré qu'on se tiendrait par les yeux, par la peau, par le coeur."
Sorj Chalandon écrit avec son coeur, il fait venir les larmes aux yeux sans user d'effet de manche, avec une sensibilité non feinte et une empathie avec laquelle je suis aisément entrée en résonance. Il traite, comme toujours, d'un sujet dur avec talent, une finesse et une justesse à fleur de peau.
Je termine sur cette phrase que l'auteur qualifie d' "immense", phrase relevée dans une lettre de son père, adressée au juge chargé de son procès en 1945 :
"Excusez Monsieur le Juge mon pauvre style, mais je suis un soldat et non un romancier."
Une réplique digne de Molière pour un homme qui s'est inventé des vies, qui s'amusait à broder.
Les propos de l'auteur qui m'ont inspirée se trouve dans cet entretien :
Un auteur toujours intéressant ! Et très intéressé par le thème du mensonge. Merci pour ton partage <3.