"Les trucs que j'écris, ce ne sont pas vraiment des romans, ce sont des segments, des trucs que j'ai pris, malaxés."
Jean Eyben se souvient de ses vingt ans et du premier dossier que lui a confié Hutte, propriétaire d'une agence de détectives, pour lequel il avait décidé de travailler espérant nourrir son imaginaire littéraire. Il y est peu resté et a emporté le fameux dossier, en vérité une unique fiche à l'intérieur d'une farde bleu ciel à la couleur délavée. Il concerne une certaine Noëlle Lefebvre, illustre inconnue disparue du jour au lendemain.
Il aimait jadis fureter, dérober - un agenda ayant appartenu à Noëlle dans lequel il y a peu de notes -, s'introduire dans la vie des autres.
Trente ans plus tard, au hasard d'un nom, cet épisode lui revient en mémoire et il entreprend de le mettre par écrit en respectant l'ordre chronologique pour ne pas se perdre "dans ces zones où s'enchevêtrent le mémoire et l'oubli" et peut-être trouver la clé du mystère. Mais mystère y a-t-il ?
L'admirable chez Modiano ne tient pas dans son style sec, linéaire, si quotidien, même si sa simplicité résonne longtemps une fois le roman refermé. L'admirable se trouve plutôt dans ce qu'il nous dit, dans cette musique si propre à ses écrits.
Comme souvent dans ses romans, le narrateur se montre hésitant, tâtonnant, assemble les pièces d'un puzzle. Espiègle, il se joue du lecteur car ce passé dont il tente d'évacuer les ombres est aussi le sien, fait de blancs et d'amnésies. Modiano interroge le temps perdu, celui oublié, les souvenirs effacés - "Il y a des blancs dans une vie, et des éclipses dans la mémoire" -, le flou du passé et les traces qu'il peut laisser. Peut-être ne sont-elles que provisoirement cachées à notre mémoire, telles l'encre sympathique, incolore cependant présente ? Il faut également compter avec le vécu dont l'on préfère ne pas se souvenir, avec les détails qui s'estompent. Et puis, certaines de ces réminiscences sont-elles fiables ? Ne sont-elles pas brouillées par le temps filé et les accommodements avec soi-même ? La fin du roman, le subtil changement de narrateur, vient porter le doute - et c'est réjouissant !
La question de la mémoire est essentielle chez Modiano et passionnante parce qu'elle met en lumière notre réalité, est liée à notre identité, autre thème récurrent de son oeuvre où l'humain se révèle solitaire et mélancolique, en permanente interrogation sur la conscience de soi et le rapport à autrui.
Quelles sont nos motivations ? Pourquoi certaines personnes nous fascinent-elles - comme Jean Eyben l'est avec Noëlle Lefebvre ?
Ecrire est peut-être nourrir le mensonge ou découvrir que le mystère n'existe pas...
Et puis, faut-il trouver une réponse à tout ? Là se cache la poésie de Modiano, dans cette question existentielle, essentielle. Il y a trop de "peut-être" chez lui pour que la réponse soit affirmative.
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