Thomas McNulty - héros récurrent de Sebastian Barry - se raconte : Sligo, son patelin d'origine en Irlande, la perte de sa famille, décimée par la misère et la maladie; l'exil en Amérique pour fuir la Grande Famine; surtout la rencontre inattendue et salvatrice de John Cole, un gamin comme lui en 1851, sur les routes depuis l'âge de douze ans, son premier ami sur sa nouvelle terre. Ils ont cheminé ensemble, à deux la vie est plus facile.
"On ne savait pas grand-chose des adultes. On savait pas grand-chose tout court."
Ils se font engager à Daggsville, ville minière, par Monsieur Noone. Pendant deux ans, ils seront "danseuses" dans son bar, bluffantes et divertissantes créatures venant combler le manque de femmes. Ils pratiquent ce jeu de travestissement qu'ils adorent jusqu'à ce que John ne fasse plus illusion, contrairement à Thomas.
Thomas a dix-sept ans, John seize. Ils s'engagent dans l'armée et combattent les Indiens des Grandes Plaines. Les amis sont devenus amants - "John Cole était mon amour, tout mon amour était pour lui."
"Ça serait dur de vivre sans lui. Voilà ce que je me dis. Dans cette partie du pays, il y a deux ou trois étoiles filantes par minute. Ça doit être l'époque. Comme tout le monde, elles cherchent de la vie."
Quand John doit quitter l'armée parce qu'il est malade, Thomas le suit et ils emmènent une jeune indienne de huit ans, Sioux ramenée au fort après une expédition vengeresse où quasi toute la tribu est massacrée. Comme ils n'arrivent pas à prononcer son prénom, ils l'appellent Winona. Elle sera leur fille adoptive,Winona Cole.
"Je dis ma fille, même si je sais bien qu'elle ne l'est pas. Ma pupille, mon ange, le résultat d'un instinct étrange et profondément enfoui qui a réussi à dérober un peu d'amour à l'injustice."
Ils repassent par la case spectacle chez Monsieur Noone, établi à Grands Rapides, avant de réintégrer l'armée et de participer à la Guerre de Sécession. Capturés, ils servent de monnaie d'échange contre des Confédérés, reviennent méconnaissables et choisissent de rejoindre Elijah Magan, l'un de leurs camarades de troupe, pour l'aider dans sa ferme.
Sebastian Barry signe un roman diablement séduisant et profondément humain qui raconte comment nos vies peuvent être éreintées par le rouleau compresseur de l'Histoire. Il nous parle d'émigration, de reconstruction de soi et d'une famille à soi, de batailles sans pitié, de chasse aux bisons, dans des scènes étonnantes de réalisme, très cinématographiques.
Il nous dit le complexe des hommes, prompts à se jeter à corps perdu dans de véritables boucheries et d'en souffrir d'une façon qui les marque au fer rouge. Il souligne là le saisissant contraste entre le pur cauchemar, l'indicible horreur, et le bonheur qui peut être aussi intense qu'apaisant, un bonheur niché au coeur de l'amour, seul refuge. L'amour de pères de substitution pour une Indienne sans famille, l'amour d'un homme pour un autre.
Le roman de Sebastian Barry prend racines dans sa propre histoire et sa source dans le coming out de son fils Toby à l'âge de seize ans, une révélation.
«En qualité de père plus que fier d'un individu radieux qui se trouve appartenir à la communauté LGBT, je voterai "oui" au référendum à venir. […] C'est pour moi moins une question de tolérance qu'une manière de demander pardon. Pardon pour toute la haine, la violence, la suspicion, la condescendance, l'ignorance, les meurtres, les mutilations, la traque, les intimidations, la terreur, la honte, les rabaissements, les discriminations, les destructions et, oui, l'intolérance qu'a connus une portion de l'humanité pendant Dieu sait combien de centaines d'années, sinon de millénaires.» in "Libération" janvier 2018
"Des jours sans fin" est un enchantement, un roman que l'on prendra plaisir à relire tant sa plume est éblouissante, tant il charme par son souffle à la fois épique et intimiste.
Et bonheur de lire sa suite, "Des milliers de lunes" qui vient de paraître aux éditions Joëlle Losfeld !
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