Thomas Brander a 58 ans et, s'il fut un musicien encensé, il est aujourd'hui en perte de vitesse face à l'audace et l'inventivité des plus jeunes.
"Se présenter sur l'estrade le premier jour avait été comme entrer dans l'arène pour se mesurer à un tigre : il s'agissait de domptage, ni plus ni moins. Et quand on avait une réputation en déclin, on s'exposait aux farces. Comme du temps de ses premières années, mais à l'époque c'étaient les musiciens les plus âgés qui se divertissaient à ses dépens; maintenant c'étaient les jeunes. Et à la différence d'alors, il n'avait plus d'avenir, aucune perspective de consolation."
Il est riche et ne sait pas être heureux. Il vient de se faire construire une luxueuse résidence sur une île de l'archipel d'Helsinki, à Ravais.
"(...) il avait du mal à concevoir qu'il restait riche à ce point, et encore plus à saisir pourquoi cela ne le réjouissait pas davantage."
Au fil des années et du succès, il s'est rendu distant et insensible, le chemin encombré de trop d'admirateurs et de profiteurs dont il est difficile de cerner les motivations. Il a dressé un mur pour ne pas y laisser la peau. Il a divorcé deux fois, a un fils avec lequel les relations ont longtemps été tendues. Il regrette amèrement sa relation avec Krista, plus jeune que lui, violoniste surdouée, qui le fait tourner en bourrique. Brander est amer et fatigué de sa solitude. Il se lie avec son voisin, Reidar Lindell, un homme simple, sans masque, qui va lui faire rencontrer son groupe de musique. Avec eux, Brander baisse la garde, ce qu'il n'a plus fait depuis des lustres, retrouve une certaine spontanéité. Pétri d'inquiétude, encombré de chagrins, Thomas va peu à peu renouer avec une raison de vivre.
Le talent de conteur de Kjell Westö est un enchantement, entre lumière et mélancolie. Il nous mène au plus près des émotions, où se trouve l'essence de la vie, au coeur du chaos.
"Il avait des souvenirs dont il savait qu'ils étaient authentiques, mais aussi qu'ils étaient devenus dangereux; même si tout s'était passé dans le plus grand consentement, le contenu de certains de ces souvenirs suffirait à le faire traîner dans la boue des médias. Il pensa aux frontières poreuses qui séparaient le bien du mal, il pensa à ce qui distinguait le désir du besoin, la jouissance de la souffrance, ce qui nous nourrit et nous fait grandir de ce qui nous racornit et nous détruit. Il pensa à la frontière entre divertissement et sérieux, entre oui et non, il pensa aux oscillations vertigineuses de la sphère intime entre ivresse de vie, sentiment de toute-puissance et détresse honteuse, et il éprouva que le noyau dur de l'existence était entropie et chaos; tout ce qui n'était pas chaotique était au fond mensonger, peut-être pas un vrai mensonge mais au moins une tentative factice, désespérée, pour couvrir d'un vernis acceptable une confusion généralisée et des abîmes bien trop vastes et trop profonds pour l'entendement humain."
Kjell Westö parle des relations amoureuses avec justesse, nuance et empathie. Il n'y a pas d'autre façon d'être vivant, en aimant. Il dit les bouleversements qui font perdre pied, les renoncements nécessaires, ce que nous sommes prêts à faire pour retrouver foi en la vie, la simplicité et la beauté du monde, si compréhensible pour qui s'attache à le considérer, de la consolation à trouver dans la musique.
Lisez aussi le très beau "Nos souvenirs sont des fragments de rêves" paru en 2018, une histoire d'amour et d'amitié écrite avec puissance et délicatesse.
Comments